Il serait superflu d’épiloguer, quand tant d’autres l’ont déjà fait, sur cette moderne fièvre pour la cuisine qui se propage compulsivement sur la toile et sur tout média, fut-il totalement étranger au sujet, d’autant qu’il serait de bonne guerre de me soupçonner d’être moi-même atteint par le virus.
L'intérêt de composer ce blog tient plus au plaisir de bavarder, de raconter des histoires, de commenter, de fouiner dans la mémoire, les souvenirs et les bibliothèques, qu'à l'intention de transmettre un héritage, un savoir-faire ou les plans d’exécution d’un projet créatif.
Un certain Ernest Auricoste de Lazarque, aristocrate de son état et original de nature, a composé en 1890 un recueil de recettes du pays lorrain, « La cuisine Messine ». Dans son livre, où l’on devine un malin plaisir à vanter très sérieusement les mérites du ragoût de renard, de la soupe au corbeau et du pied de sanglier grillé, ce gastronome érudit et peu banal énonce crânement en introduction qu'il a « la cuisine en horreur », non pas « de ses conséquences, mais des préliminaires de celles-ci ». Posture paradoxale et affectée pour avouer tout simplement qu'il aime bien manger mais que faire la cuisine le dégoûte ou l’ennuie et ne pas reconnaître franchement qu'il laisse cette corvée aux femmes, tout en s'attribuant le rôle de donneur de leçon à propos d'un art et de manières qu'il n'a sans doute jamais exercés lui-même... C’est dire si je n’ai rien de commun avec cet olibrius, tant il est pour moi évident que, comme en amour, ce sont précisément les préliminaires qui exaltent le désir et donnent son élégance au plaisir.
Je ne serais d’ailleurs pas étonné d'apprendre qu'en matière de pratique amoureuse, le sieur de Lazarque avait aussi la chose en horreur, non pas de ses conséquences, mais de ses préliminaires ! Sachant qu'il menait vie commune avec sa propre sœur Augustine-Adrienne dans le château familial, peut-on s'autoriser à l'imaginer reclus dans sa conscience mauvaise et humiliée de succomber à des plaisirs coupables, et se risquer à expliquer ceci par cela ?…
Ceci m’amène à préciser la chose suivante à propos du plaisir culinaire : l’attrait pour la cuisine et la passion de cuisiner ne prennent pas leur source autant qu’on pourrait le croire aux marches de la gourmandise et de la jouissance de manger, du moins en ce qui me concerne et comme je peux le constater auprès de ceux qui partagent autour de moi le même penchant. Si l’on aime tant découvrir, essayer, reproduire, inventer, recommencer sans fin autour de nos feux de cuisine, c’est à la fois pour éprouver la satisfaction de réussir, d’atteindre ce bonheur et ce bien-être que suscite la maîtrise d’un pouvoir accompli, et pour mettre en tension l’attente de reconnaissance par une logique particulière d’échange où le don, pas si gratuit qu’il en a l’air, de ce que l’on a cuisiné, vise à susciter en retour l’expression d’une gratitude admirative. En somme, la tentation du plaisir de cuisiner relève peut-être de ce que Spencer nomme l’ego-altruisme, autrement dit l’égoïsme qui se réalise dans l’altruisme, portant le sujet à mettre dans un même plat son narcissisme et sa tendresse, sa prodigalité et ses angoisses de perte d’amour, son orgueil et sa gourmandise.
Une de mes connaissances m’avait jadis hébergé pendant quelques mois critiques de mon existence dans un appartement exigu situé sur le foirail bordé de platanes d’une petite ville semi-méridionale où venait d’être tournée une scène du film "Le Juge et l’assassin", dans laquelle la toute jeune et insolente Isabelle Huppert donnait la réplique à Philippe Noiret sous l’objectif sans concession de Bertrand Tavernier ; cette connaissance donc, eut un jour le plaisir indélicat et cruel de pointer en moi cette quête d’amour et d’attention par l’offrande de nourriture qu’elle avait constatée et jugeait excessive. Elle alla jusqu’à suggérer à demi-mot que ce penchant puisse être obsessionnel, ce qu’en psychologue professionnelle qu’elle était, pétrie de certitudes, elle associait sans doute à un quelconque désordre psychique. J’en fus mortifié durablement et n’eus de cesse d’avoir la possibilité de quitter au plus vite et définitivement son foyer. Aujourd’hui, à plus de quarante ans de distance, la blessure est depuis longtemps refermée, j’assume pleinement, y compris l’hypothétique caractère obsessionnel, et j’aimerais la revoir pour lui jeter à la figure comme un adolescent décomplexé « Et alors, c’est quoi ton problème à toi ? ».
Mais me voilà bien embêté car j'ai découvert tout en écrivant à quel point la langue française est imparfaite ! La fréquentation régulière du blog de Paul Jorion, l’anthropologue-trader-économiste iconoclaste (en plus d’être belge !) qui s’est fixé pour tâche prométhéenne de débroussailler les cerveaux avec ses "pourquoi ?", m’avait amené il y a quelques années à parcourir parmi d’autres les contributions périodiques du dénommé Bertrand Rouziès-Léonardi à la rédaction d’une encyclopédie originale et critique du XXIème siècle. Dans l’un de ses billets l’encyclopédiste dilettante s’attachait au mot "beauté". Il y pourfendait férocement les gardiens du temple et dépouillait le terme de ses inutiles enflures habituelles pour en proposer une approche qu’il voulait simple, intuitive et naturelle : « La beauté est un enjeu majeur du bien-être environnemental […] c’est-à-dire celle qui se présente nûment à la sensibilité, sans passer par le crible de l’expérience ou le vestiaire de l’esthétique, celle qui provoque un émoi simple, désintéressé, nettoyé des baves d’un lyrisme bavard et faux. » La lecture de l’article dans son entier fut pour moi jubilatoire et m’inspira l’idée d’en imiter le ton pour disserter librement sur les dérives de la mise en spectacle des exploits culinaires copiés à l’infini. Là où l’auteur soutient que « la sensibilisation au beau ne passe pas par une multiplication des musées mais par un embellissement dynamique et exigeant des paysages urbains et ruraux où évoluent les humanités ordinaires », en plagiaire sans vergogne il m'aurait plu d’énoncer que « la sensibilisation au goût ne passe pas par une multiplication des officines prestigieuses où des chefs tous plus cotés les uns que les autres exposent à quelques affranchis les compositions de leur génie, ou par celle, en librairie, de leurs luxueuses publications où les même nous font l’aumône de paraître dévoiler les secrets de leurs fastes inaccessibles et vains, ou encore celle des tristes spectacles télévisuels où s’affrontent d’improbables gladiateurs en toque, mais par une amélioration dynamique et exigeante de l’environnement culinaire quotidien où nous évoluons ».
Et voilà qu'à cet instant j'ai réalisé qu’il me manquait le terme désignant la source des émois nés des plaisirs de bouche, comme la beauté nomme celle des émois nés des plaisirs de la vue ou de l’ouïe. Je découvre navré que le terme n’existe tout simplement pas ! Partez chercher vous-mêmes, vous reviendrez bredouilles. D’une musique, d’un spectacle, d’une lecture, d’un tableau, d’une architecture, nous disons que c’est beau et nommer leur beauté ajoute encore à l’intensité de l’expression. De ce que l’on met en bouche nous pouvons dire que c’est bon, fameux, exquis, délicieux…, mais notre langue française n’a prévu aucun substantif pour nommer cette qualité. Incroyable, non ? Nous ne pouvons tout de même pas parler de la bonté d’une assiette de supions à l’ail ou d’une choucroute au Riesling ! Et parler de leur beauté éventuelle ne fait qu’en désigner le subsidiaire, l’esthétique superficielle, ce qui flatte le seul regard. Quant au terme de goût, qui peut sembler faire office d’équivalent approximatif à celui de beauté, il est totalement neutre et peut être selon les cas qualifié aussi bien de bon que de mauvais, ce qui ne fait pas notre affaire…
Et puisque nous en sommes là, existe-t-il un terme plus bâtard que « cuisine » ?
Pièce subalterne (elle fait partie des "communs", c'est tout dire !), éléments de mobilier pour icelle (de marque scandinave de préférence), équipe professionnelle d’un restaurant, action de et manière de, on fait la cuisine comme on fait l’amour ou le ménage, peut-être même le trottoir, et ce peut être d’aussi mauvaise qualité que le latin de cuisine ainsi nommé pour dire combien il n’a rien d’académique. Cuisiner, dit le Larousse avec un sens étonnant de la précision, c’est « préparer et accommoder les aliments de telle sorte qu'ils soient propres à la consommation et agréables au goût » et l’exemple d’illustration est d’une richesse sémantique admirable : « cuisiner un poisson » (sic !). Mais cuisiner c’est aussi interroger un quidam sans ménagement pour obtenir de lui des aveux ; la torture n’est alors jamais très loin…
Décidément, sur ce registre de la volupté la langue est bien lourde et privée de papille pour la nuance !
Comments