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Photo du rédacteurJean Yves

Le gratin du Dauphiné

Dernière mise à jour : 10 avr. 2019


Le gratin dauphinois est une institution capable de conduire avec autant de facilité au pire comme au meilleur. Tarte à la crème, si je peux me permettre cette sottise, des gargotiers en mal d’imagination pour accompagner tout et n’importe quoi, il est bien souvent d’une médiocrité accablante à donner envie de se convertir sur le champ au régime frugal d’un anachorète retiré au cœur du Tassili n’Ajjer, alors que, intelligemment et proprement fait, il sait bouleverser à peu de frais, par des révélations de douceur et d’onctuosité, des papilles blasées et des gosiers exigeants.

Tellement commun que les auteurs de littérature culinaire sont désormais rares à daigner le faire figurer à leur index, y compris, ce qui est un comble, les « spécialistes » autoproclamés de la cuisine traditionnelle des bistrots et des brasseries, à l’exception notable du grand Ducasse (bien que d’un volume à l’autre ses recettes y soient totalement différentes !), le gratin dauphinois exige moins de recette que de compréhension sur ce qui va se jouer entre le tubercule et son mouillement.


D’ailleurs, comme pour toutes les préparations traditionnelles de cuisine familiale et ménagère, existe-t-il une recette qui soit vraie, LA recette d’origine, fidèle et vertueuse, les autres n’étant que de pâles et malhonnêtes copies ? De tous ceux et celles des cuistots qui s’y frottent, fiers de prétendre à tort ou à raison qu’ils détiennent la recette de leur grand’mère qui la tenait elle-même de son aïeule, il n’y en a certainement pas deux pour procéder de la même manière ; et c’est tant mieux ! Georges Auguste Escoffier conseillait dans sa bible d’y mettre force fromage râpé et œufs battus, ce que répète évidemment à la lettre le Larousse gastronomique dans sa première édition de 1938 puisque l’ouvrage fut rédigé sous le patronage du maître peu avant sa mort, mais cela n’en reste pas moins un intolérable blasphème pour tout dauphinois qui se respecte. D’autres y mettent des oignons émincés et du fromage d’alpage et, pour éviter d’inopportunes batailles picrocholines, le qualifie de savoyard, ce qui est encore une hérésie puisque les montagnards de Maurienne et Tarentaise, peu portés à l’opulence, font le gratin de pommes de terre, de mémoire d’ancêtre, au bouillon clair et non au lait ou à la crème, lesquels sont réservés à la fabrication du fromage, et au surplus n’y ajoutent pas d’oignon ! les frères Troisgros (Jean et Pierre) ont réécrit la recette en respectant l’évangile dauphinois mais l’ont rapatriée dans leur Roanne d’adoption pour le baptiser gratin forézien ; le professeur Antoine Jacquet enseignait aux jeunes filles de bonne famille des années 1930 de noyer les patates dans de la béchamel. Quant à Robert Julien Courtine, cet ancien de l’Action Française réhabilité en chroniqueur gastronomique et traditionaliste au quotidien Le Monde sous le nom de La Reynière, emprunté à un illustre prédécesseur, pour faire oublier sa condamnation aux travaux forcés (qu’il ne fit qu’à peine !) pour collaboration avec l’occupant nazi, il prétendait ne pouvoir atteindre l’orgasme gustatif qu’à la condition impérative qu’un navet passât dans le coin pour se frotter au plat… C’est dire si ouvrir le débat à son sujet mérite précaution tant le gratin dauphinois est susceptible d’engendrer d’interminables et douloureux conflits où tous les coups sont permis !


Madame Irène Karsenty, inoxydable patronne de la revue Cuisine & Vins de France, et très prolifique rédactrice de multiples traités culinaires balayant un large éventail des cuisines du monde allant du couscous aux chutneys et de la mer au cochon, règle la question dans un guide des cuisines du terroir édité en 1981 par Denoël et consacré à la Savoie et au Dauphiné, en déclinant quelques prétendues variantes du gratin dauphinois : on y trouve la recette du gratin « traditionnel » et celle du « vrai » gratin, le traditionnel n’étant sans doute pas dans le vrai et inversement, celle du « nouveau », qui ne peut être ni vrai ni traditionnel, celle de « chez Fifine » sans que l’on sache qui était Fifine, et puis celle du « savoyard »…

Mais on n’abrègera pas le chapitre des références expertes et historiques avant d’avoir cité le « Prince » Curnonsky, l’élu des gastronomes :


« Le gratin dauphinois, qui n’a rien de commun avec le gratin savoyard (son voisin), est un continuel sujet de polémique, et les cordons bleus des deux sexes ne se sont jamais mis d’accord sur sa véritable recette.

Voici la recette telle qu’elle est réalisée au Pont-de-Claix et telle qu’on doit l’admettre, parce qu’elle est la simplicité même et qu’elle est bien supérieure à tous les gratins aux fromages et aux œufs que, par déformation professionnelle, on sert trop souvent. »

La messe est dite !


LES PRINCIPES :

On peut postuler que le gratin dauphinois résulte d’une cuisson longue de pommes de terre à chair ferme jusqu’à obtenir une consistance fondante, dans un mouillement laitier parfumé à l’ail et à la muscade, auquel les tubercules vont prêter leur amidon pour composer une liaison tendre et onctueuse. A partir de là, le savoir-faire peut se permettre de varier et adapter selon les goûts, les combinaisons et les dosages des éléments tout en restant fidèle à ce principe de base.


Les pommes de terre : Les anciens avaient désigné sans appel ce qu’ils considéraient comme la meilleur variété pour cette préparation : la pomme de terre dite « hollandaise », qui n’était rien d’autre que la « Bintje », patate commune et à tout faire. Choix douteux et peu pertinent, mais à leur décharge, il faut rappeler qu’en leur temps (fixons celui-ci entre les deux guerres mondiales) il y avait beaucoup moins qu’aujourd’hui de variétés de pommes de terre commercialisées nationalement, si l’on écarte les variétés locales diffusées uniquement sur leur petit territoire d’origine. Variété née aux Pays Bas avec le XXème siècle, la Bintje est en effet à classer dans la catégorie des pommes de terre à chair farineuse, et ne brille pas particulièrement par ses qualités gustatives, même si elle reste l’une des plus vendues, principalement parce qu’elle est rustique et d’un très bon rendement pour ses producteurs. Accommodante avec les purées et les potages, elle est aussi considérée comme la reine des frites, mais il faut justement aimer sa consistance farineuse et son grain rustique au goût prononcé de terre, pour lui accorder une place honorable dans le palmarès d’excellence.

Or ce ne sont pas du tout ces qualités qui sont à rechercher pour le gratin dauphinois, si l’on ne veut pas qu’au terme de la cuisson longue le service dans les assiettes ait l’allure d’une distribution de purée de cantine scolaire sans forme ni tenue. On cherche au contraire à ce que les rondelles soient intactes dans l’assiette et qu’elles résistent à la manipulation du service tout en sachant se faire ensuite moelleuses et fondantes au palais. Il faut donc opter pour des variétés à chair ferme, ma préférence allant, dans l’ordre, à la Charlotte et la Belle de Fontenay, puis à l’Amandine, ou encore la Chérie et la Roseval, de la même catégorie mais à peau rouge. A la rigueur et à défaut, on peut reporter son choix sur des variétés à chair fondante comme l’Agata et la Monalisa.


Lait ou crème ? Les avis divergent sur la question. D’un côté, les mesquins et les économes essaient de se convaincre qu’il ne faut que du lait et rien que du lait, et bien écrémé si possible pour tous ceux qui s’inquiètent de mettre leur santé en péril à chaque bouchée de ce qu’ils mangent. C’est un bon choix si l’on aime l’austérité et prendre le risque d’une cuisson longue mal maîtrisée qui laissera bouillir le lait et peut-être déborder sur la sole du four, ce qui ne manquera pas de communiquer au plat un parfum détestable de lait brûlé.

A l’inverse, les gourmands et les jouisseurs ne jurent que par la crème et n’ont que mépris pour les gratins qui se laisseraient baigner peu ou prou par le lait. C’est un choix respectable si l’on aime l’excès sans craindre le cholestérol, mais ce n’est sans doute pas la meilleure solution pour que l’amidon de la pomme de terre produise tout son effet, celui-ci n’étant pas réputé pour absorber la matière grasse.

La sagesse est évidemment entre les deux, et la combinaison de la crème et du lait, dans une proportion selon la force de la pulsion gourmande, ménage à la fois le plaisir, la modération et les processus physico-chimiques. Que peut-on rêver de mieux ?

Dernier détail, la crème doit-elle être liquide ou épaisse ? Sachant que la fleurette est théoriquement la crème fraîchement issue de l’écrémage tandis que l’épaisse a eu le temps de subir une maturation bactériologique, la première n’a guère plus de goût que celui du lait (surtout après pasteurisation ou chauffage UHT) alors que la seconde a développé sa fleur (ses parfums) et son acidité caractéristiques. En revanche, la crème épaisse qui de toute façon aura été ensemencée artificiellement pour obtenir une maturation rapide, risque, surtout si elle n’est pas toute jeune, de provoquer un début de caillage du lait au chauffage, visible par de minuscules grumeaux. Sachant cela, on peut se décider pour le tout crème épaisse mais en dosant peut-être plus le lait que la crème, ou encore mélanger de l’épaisse avec de la liquide. Mais dans tous les cas il faut retenir que la présence de crème épaisse apporte indiscutablement un supplément de goût et de texture.


L'ail : Bien sûr qu'il faut de l'ail ! Mais là où c'est amusant c'est qu'à l'unanimité les auteurs répètent qu'il faut frotter le plat avec une gousse. Or si vous appliquez cette consigne à votre plat en pyrex, en porcelaine ou en terre vernissée il est peu probable que ses parois en retienne la moindre effluve et que la gousse en glissant ait daigné perdre un peu de matière pour la communiquer au plat ! Il est tellement plus simple et efficace de la mettre à infuser dans le lait !

Quel assaisonnement ? du sel, de la muscade et du poivre, c'est tout. C'est tout ? C'est tout !

Autre chose ? de l'œuf, oubliez ! du gruyère ou du parmesan ? oubliez ! de la fécule ? vous plaisantez j'espère !...


LE MODE OPÉRATOIRE :

1- Éplucher les pommes de terre, les laver puis les sécher entières

2- Les tailler en rondelles de 3 mm environ, à la mandoline ou au couteau si vous être adroit et régulier

3- Mettre les pommes de terre taillées SANS LES RELAVER (pour conserver tout l'amidon) dans une casserole ou un faitout et couvrir de lait + crème comme évoqué plus haut, jusqu'à hauteur et sans excès

4- Ajouter sel, poivre, muscade et une ou deux belles gousses d'ail faiblement écrasées

5- Chauffer sur feu moyen à faible ébullition en remuant doucement de temps en temps jusqu'à ce que la mouillement lait + crème épaississe en crème onctueuse, au total pendant environ 1/4 d'heure

6- Mettre le tout dans un plat à gratin au four préchauffé à 180° et cuire pendant une petite heure en surveillant la surface du plat : bien doré et non brûlé.

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